20120127

Ombres et Lumière ( Hors série )

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Handicap et solitude
Le handicap, la maladie invalidante, met à part et engendre un sentiment de solitude. Quelles sont nos solitudes ? Comment les apprivoiser ? Comment être présent à celui qui souffre ? Des réponses concrètes à travers des témoignages, une réflexion, du pratique, sont données dans ce hors série.


Réflexion de Xavier Le Pichon
Se rendre présent à l’autre
"Jésus, rempli d’Esprit Saint, revint du Jourdain et il était dans le désert, conduit par l’Esprit, pendant quarante jours, et il était tenté par le diable." Lc 4 :1,2. Ce n’est pas bien sûr cette solitude à laquelle l’Esprit de Dieu conduisait Jésus dans le désert que nous essayons d’aborder dans ce numéro d’Ombres et Lumière. La solitude que Jésus vécut pendant quarante jours dans le désert, de nombreux disciples de Jésus l’ont depuis recherchée à sa suite pour découvrir qu’elle conduisait à une présence plus grande. En effet, Luc nous affirme que Jésus était rempli d’Esprit Saint et que c’était l’Esprit de Dieu qui le conduisait. Il n’était donc pas seul. L’Esprit Saint lui permettait de retrouver la présence de son Père. Et nous savons que bien des personnes porteuses d’un handicap peuvent bénéficier de cette solitude, par exemple au cours d’une retraite ou devant le Saint-Sacrement, comme l’expérimentent jour après jour les communautés de l’Arche. Cette solitude-là est bénéfique car elle conduit à la découverte de la présence de Dieu au plus profond de soi-même. C’est une solitude habitée en quelque sorte, habitée par Dieu, même si elle peut être très difficile à vivre à cause des tentations que déchaînent souvent cette coupure des autres, de leur présence journalière et habituelle.


Le handicap met à part
Au contraire, dans la solitude que vivent de nombreuses personnes portant un handicap mental ou psychique, c’est justement le sentiment que leur handicap les isole, les empêche d’être proches de l’autre, qui leur rend très difficile de vivre la présence de l’autre comme une présence proche. Peut-être peut-on mieux comprendre cette solitude en se référant à ce que Jean Paul II appelait la solitude métaphysique d’Adam lorsque celui-ci découvre dans le second récit de la création de la Genèse sa solitude au milieu de tous les êtres vivants ? "Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie", avait dit Dieu qui amena alors à Adam toute sorte d’êtres vivants. Mais, Adam "ne trouva pas l’aide qui lui fut assortie" (Gn 2 :18-20). Ces êtres-là n’étaient pas à sa ressemblance. Ils ne lui étaient pas assortis. Ils ne pouvaient briser sa solitude de se savoir radicalement différents d’eux. C’est avec Ève, "l’os de ses os et la chair de sa chair" que la solitude d’Adam est brisée, car Ève lui est semblable et il la reconnaît comme semblable. Mais comment découvrir que le handicap que l’on porte ne nous isole pas de l’autre, qu’il ne nous empêche pas d’être "l’os de ses os et la chair de sa chair", son prochain, son semblable ?
Oui, il me semble que, à la racine de la solitude la plus profonde que doivent souvent vivre les personnes porteuses d’un handicap, il y a ce sentiment que leur handicap est si profondément part d’eux-mêmes qu’il les rend radicalement différents des autres qui ne peuvent dès lors devenir "l’aide qui leur soit assortie". Leur handicap est tellement part de leur personne qu’il ne fait plus qu’un avec elle. Je pense à une personne ayant un fort handicap psychique qui me dit souvent : "Mais je n’étais pas comme cela quand j’étais petite, quand j’ai fait mes études. Pourquoi suis-je différente des autres maintenant ? " Sentir que son esprit, son comportement n’est plus contrôlable est une expérience qui peut placer dans une très grande solitude car justement elle coupe des autres, elle peut même couper de soi-même. La proximité physique ne change alors rien, elle peut même exacerber ce sentiment de solitude en accentuant la réalisation de la différence si grande entre soi-même et les autres.
Il faut avoir beaucoup souffert pour entrer en relation avec les pauvres
Est-il possible alors de rejoindre une telle personne dans sa solitude ? Le Père Thomas Philippe, qui a joué un si grand rôle dans les débuts de l’Arche de Jean Vanier, disait souvent qu’il n’aurait jamais pu remplir pleinement son rôle de prêtre dans l’Arche lorsqu’il venait de recevoir le sacerdoce. Pour comprendre les pauvres et les petits de l’Arche, disait-il, il faut avoir beaucoup souffert, pour pouvoir entrer avec eux dans le peuple des souffrants. Ce n’est pas que l’on se met alors à comprendre la souffrance de l’autre. Qui peut se vanter de cela ? Mais on est beaucoup plus humble et accueillant devant sa souffrance. L’attitude fondamentale alors, devient une attitude de respect. Il faut de fait, pensait-il, avoir rejoint par le cœur le monde des plus pauvres et des plus petits pour entrer dans une relation avec eux qui ouvre une brèche dans leur solitude. Et cette relation devient alors une relation de proximité. "C’est vrai, tu te sens seul, mais je suis là, tout proche de toi, si tu le désires. Tu peux venir à moi quand tu le veux, quand tu le peux. Je suis ton ami, et tu sais bien que l’ami est celui que l’on n’a pas besoin de prévenir avant de lui rendre visite. Si tu viens à moi, je t’écouterai et si tu le désires, je te parlerai."
Pensons à Jésus, au jardin de Gethsémani, qui demande à ses trois amis les plus proches de rester près de lui alors qu’il sait qu’il a besoin de prier seul dans ce moment d’angoisse extrême. "Et prenant avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à ressentir tristesse et angoisse. Alors il leur dit : 'Mon âme est triste à en mourir, demeurez ici et veillez avec moi. ' Etant allé un peu plus loin, il tomba face contre terre…" (Mt 26 : 37,39). Jésus avait besoin de sentir que ses amis lui restaient proches et en même temps il avait besoin d’être seul pour prier. Il lui fallait s’éloigner un peu pour vivre ce terrible moment de solitude. Et comme sa déception fut grande lorsqu’il découvrit Pierre, Jacques et Jean en train de dormir, après son premier temps de prière ! "Ainsi, vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi. " Quelle leçon pour nous ! Savoir rester proches tout en respectant le besoin de solitude. C’est par une disponibilité respectueuse que l’on manifeste son amitié. "Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous demande", leur avait-il dit. Faire ce qui nous est demandé. Savoir attendre en silence, tout près, mais pas trop près. Savoir ne pas fuir, ne pas s’endormir, le sommeil étant souvent une autre manière de s’enfuir.
Nous formons un seul corps
Plus profondément, le Père Thomas Philippe pensait que seule la présence eucharistique de Jésus pouvait briser la solitude tout en respectant complètement la liberté de chaque personne. Jésus dans son eucharistie peut unir des personnes si différentes, effacer en quelque sorte les barrières que dressent ces solitudes si profondes, "métaphysiques", qui sont ancrées dans notre être, et qui mystérieusement, par l’action de l’Esprit Saint, se trouvent en quelque sorte associées, unies à l’intérieur du Corps que Jésus veut former avec tous les plus pauvres et les plus petits de son Eglise. Mais c’est une unité qui respecte leur espace de liberté, qui n’exerce aucune contrainte.
C’est pour cela que le Père Thomas Philippe appelait de tous ses vœux de petites communautés, centrées sur la présence eucharistique, où chacun pourrait trouver sa place en se sachant accueilli dans le silence avec toute sa pauvreté, avec toute sa solitude. C’est Jésus alors qui fait l’unité en dépassant les limites de la fraternité, de l’altérité. Il y a beaucoup de choses que l’on ne peut pas forcément dire, en particulier lorsqu’elles touchent les aspects les plus profonds, et qui se trouvent comme dépassées dans cette communion mystérieuse que peut apporter la présence eucharistique silencieuse aux plus pauvres et aux plus souffrants.
En fin de compte, ce mystère de la solitude, ou plutôt des solitudes, que vivent souvent les personnes porteuses d’un handicap renvoie au mystère de la personne même, de ce secret que seul l’Esprit de Dieu peut pleinement pénétrer. Il ne peut être abordé qu’avec beaucoup d’humilité, dans une rencontre où nous laissons à l’autre toute sa place, dans un esprit d’attente respectueuse et amicale. Nous proposons notre présence en restant disponibles. Mais nous savons bien que ce mystère nous dépasse totalement.
Xavier Le Pichon, géophysicien, membre de la communauté de l’Arche
(pour Ombres et Lumière)

A découvrir, entre autres, dans la revue :
- "les solitudes de Jésus", méditation écrite par Monique Durand-Wood, thélogienne et ancienne aumônière en milieu psychiatrique.
- "Seuls et reliés", le point de vue de Julia Kristeva, psychanalyste, écrivain et universitaire, et la réponse de Jean Vanier, fondateur des communautés de l'Arche.


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